Lettre d’un migrant africain à un ami européen

Article : Lettre d’un migrant africain à un ami européen
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28 juillet 2023

Lettre d’un migrant africain à un ami européen

Un jeune sahélien fait part à son ami européen de ses mésaventures lui et ses nombreux compagnons de voyage pour gagner l’Europe qui est encore comptable d’un dû immense vis-à-vis du continent.

Maroc, mois de Juillet
Gef,
J’ai tenté par deux fois le voyage par le désert. J’y ai laissé des amis et ma moitié. L’autre se dédie à l’Atlantique ; peut-être à la Méditerranée. Entre les deux probablement ; le Détroit de Gibraltar, tu sais ? Jebel Tarik en arabe ; Ce qui signifie ‘’montagne de Tarik’’ du nom du général musulman Tariq Ibn Ziyad qui franchit le passage en avril 711 pour conquérir la péninsule ibérique. Disposait-il d’un bateau à cette époque, ce général ? Avait-il plutôt usé d’un radeau, d’un pneumatique ? Par quelle ruse réussit-il l’odyssée ? Autant dire que mes recherches à ce sujet sont encore vaines ; à supposer qu’elles me soient d’une quelconque utilité. Et pourquoi pas ? Puisque la ‘’montagne de Tarik’’ nous résiste ; puisqu’elle est aussi imprenable que les murs de Babylone pour les immenses foules de migrants massées le long du littoral maghrébin.

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Chaque matin que je me lève, je prends mon café sur la grève les yeux plongés dans l’épais brouillard qui enveloppe l’Europe. Par moments, on dirait des flocons de laine suspendus au-dessus de la mer tel un géant linceul pour les morts nombreuses sans veillée, sans sépulture, sans épitaphe. Pour conjurer le mal et feindre le goût de cendres que nous avons au larynx, mes amis et moi rassemblons de menus morceaux de bois pour allumer un feu et nous réchauffer le corps. Puis nous nous remettons au mirador pour continuer à scruter l’horizon européen. Là tout près est la raison de nos peines et sacrifices consentis des lustres durant. Juste là derrière ce petit bout de mer ; la Méditerranée. L’Europe à un jet de pierre dirait-on puisque jamais elle ne nous aura paru aussi proche. Aussi lointaine à la fois avec ce rideau de brouillard, ce flou qui rend incertain chaque réveil, chaque instant du lendemain. En réalité la barrière, l’obstacle objectif à notre rêve collectif n’est ni la mer, ni la météo ; ce sont les hommes. T’inquiètes, tu comprendras pourquoi ; j’ai encore quarante-huit heures pour t’en entretenir avant la plongée fatidique.


Il y a un peu plus d’un an, j’ai bataillé ferme dans le désert algérien contre mes compagnons de route pour mettre en terre la dépouille de mon ami Découra. L’effort intense que l’entreprise exigeait était de l’avis du groupe une peine inutile alors que nous manquions d’eau et étions pour la plupart dans une situation de déshydratation inquiétante. Dans l’anonymat de sa vie et de sa mort Découra illustre à lui seul le drame de la situation de suicide de la jeunesse de mon continent sur les routes hasardeuses de l’Europe. Si je t’en parle, c’est que je suis le seul à pouvoir témoigner de lui pour l’avoir vu mourir au Hoggar en murmurant ces derniers mots : « L’on ne vit pas pour ne pas mourir mais pour ne pas mourir misérable ».


Ses études universitaires terminées, Découra l’aîné d’une fratrie de huit enfants chôma quelques années en ville avant de rentrer au bercail pour cultiver la terre. A l’instar de tant d’autres jeunes de sa génération, il était surtout motivé par l’annonce de moult programmes gouvernementaux instruits pour accompagner le retour des jeunes vers la terre. A peine les associations villageoises ont-elles commencé à s’organiser pour souscrire aux financements de l’état prévus à cet effet, un litige foncier éclata entre la communauté et un expatrié européen. Les populations se révoltèrent et essuyèrent une répression inouïe de la part des forces de l’ordre. Découra fut arrêté et déferré en prison avec une bonne partie des jeunes du village, des femmes ; y compris quelques personnes âgées accusées d’instrumentaliser les jeunes. Le tribunal enfin délibéra ; il débouta les populations de leur demande d’être rétablies sur leurs terres ancestrales et confirma l’agro-industriel sur les parcelles en question.

Découra et ses codétenus purgèrent des années de prison pour les motifs de ‘’troubles à l’ordre public, conspiration, voies de fait et appels à l’insurrection’’. A sa libération, il peina à reconnaître son fief où les barbelés et les grillages avaient fini de donner au village l’aspect d’une vraie réserve indienne d’Amérique. La MONQ ; entendez Main d’œuvre locale Non Qualifiée servant du bout des doigts les nouveaux seigneurs de terre qui se pavanaient à bord de leurs bolides ; sacrés colons du nouveau millénaire.


La politique ravive les espoirs et élargit les horizons. D’où les convergences réussies autour du Parti Nouveau qui fit de son cheval de bataille une toute nouvelle gouvernance fondée sur la justice et une redistribution équitable des richesses nationales aux fils et aux filles du pays. Que des balivernes, que de la poudre aux yeux des militants et militantes à pied d’œuvre en tout temps et lieu jusqu’à la victoire finale. Le pire moment qu’il a été donné aux citoyens de la république de vivre depuis les indépendances. Les terres, les eaux, les hydrocarbures sont tous cédés aux cartels européens ; une nouvelle oligarchie en remplace une autre. De vrais vautours au pouvoir pour panser les plaies de leur longue marche d’opposants malmenés entre garde-à-vue, emprisonnements, lynchages et tentatives d’assassinat. Bas les arrivistes avides de pouvoir, de milliards et de noces quand le peuple trinque gentiment sa coupe de misère au vitriol !

Sahara desert, Erb Chebbi, Merzouga, Morocco Gettyimages


Notre première échappée pour l’Espagne nous mena à Bar El Oued. Ne te fatigue pas à en savoir davantage ; c’est vraiment nulle part dans le Sahara, le plus grand désert du monde avec ses huit millions de kilomètres carrés. Dès la sortie de l’Oued, Mansour, le guide rachitique et souffreteux qui tenait nos destinées en main se défit de son turban et parla à la trentaine de migrants que nous étions : « Bismilah, je veux être franc avec vous ; je ne veux pas porter la responsabilité de la mort d’un seul d’entre vous au jour du jugement dernier. Vous avez sans doute entendu parler de l’enfer dans le Coran, soit dans la Bible ; eh bien la voilà la Géhenne ; la voilà devant vous. Croyez-moi, il y’a vingt ans que je fais ce job. J’ai vu des migrants dont les cheveux dégageaient de la fumée sous l’effet de la chaleur ; d’autres ont tant avalé la poussière des dunes qu’ils en sont morts par asphyxie. Que dire du Taïpan, le serpent le plus venimeux du désert qui vous tue en moins de temps qu’il vous faut pour appeler au secours ? Je vous épargne la soif, la faim, les brigands et les fantômes de tous les morts du désert qui vous traqueront partout pour vous semer dans ce no man’s land. Écoutez ce n’est pas encore tard ; vous pouvez décider de rebrousser chemin. »

Taïpan du désert

Mansour scruta les visages les uns après les autres avant de reprendre le chemin tandis que notre longue procession suivait derrière.


Une nuit ; alors que nous campions quelque part autour d’un petit feu, nous échangeâmes longuement sur l’Europe et le passif historique sidéral dont le vieux continent est comptable vis-à-vis de l’Afrique. Découra en verve plus que d’ordinaire parla du commerce triangulaire qui vida le continent de ses bras les plus valides pour servir de main d’œuvre dans les plantations de canne à sucre, de café et de tabac en Amérique. Il fit aussi le procès de la colonisation comme d’une machiavélique entreprise de pillage et d’appauvrissement des peuples africains. Il y’avait aussi ce sang vermeil que les noirs ont versé aux côtés de leurs frères d’armes blancs dans les tranchées de Verdun, à Dunkerque et partout ailleurs sur les théâtres d’opérations des guerres mondiales.


L’impérialisme est passé par là Gef ; la domination du plus fort qui impose sa vision du monde et ses intérêts mercantiles. La réalité de la géopolitique illustre parfaitement cet état de fait avec le jeu des puissances qui manœuvrent pour renverser des régimes ou pour en ériger au gré de leurs intérêts égoïstes. Après, vient le tour du narratif ; foi aux chancelleries et aux presses sur commandes dont les loupes et œillères sont les prismes quotidiens par lesquels nous appréhendons le monde, l’analysons et le jugeons dans une inconscience incontinente. Vois-tu Gef, l’émigration est un fléau, si ; le pillage de nos ressources, la fuite des cerveaux du continent y compris de nos sportifs de haut niveau, eh bien non !


L’aube de notre sixième jour dans le désert sonna la fin. Quelques membres du groupe osèrent dire tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas : ils regrettèrent d’être nés. Notre guide Mansour n’avait pas simplement fui, il prit la poudre d’escampette avec tout l’argent du groupe qu’il s’était proposé de garder par devers lui de peur des brigands qui pouvaient survenir n’importe quand. Notre errance commença puisque nous n’eûmes aucune notion des quatre points cardinaux. Il fallait marcher simplement ; il fallait se mouvoir. Peut-être tournait-on en rond, peut-être retournait-on en arrière ; rien en tout cas ne nous permettait de penser que nous avancions vers l’Espagne. Barcelone, le cap si loin par la distance et si proche par notre foi à l’arrivée. Mais bientôt, la fatigue et la déshydratation commencèrent à l’emporter sur notre ténacité et notre rêve grandiose d’arriver en Europe envers et contre tout.

Les voyageurs qui ne pouvaient plus suivre le rythme du groupe ne se trompaient pas ; ce n’était plus qu’une question d’heures pour eux. Le choix qui s’imposait était de les abandonner en chemin et de les laisser mourir de leur belle mort si l’on tenait à ce que les autres survivent. Le courage avec lequel ces hommes et ces femmes abordaient la mort était simplement phénoménal. Si tant est qu’il nous était donné d’en juger en tout cas puisque la plupart cédaient aux survivants leur gourde et se laissaient affaler sur le sable en refusant de boire une seule goutte d’eau à la place de ceux qui étaient appelés à continuer. Au moment de la quitter, une jeune demoiselle qui m’était très attachée m’appela et me supplia de lui trouver une épitaphe. Je ramassai une pierre juste à côté et la glissai sous sa tête avec les inscriptions « K.S » tel qu’elle me l’avait recommandé. A vrai dire, je n’eus ni la force, ni le temps de réfléchir sur le sens d’une telle précaution. Je n’en saurai pas davantage.

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Les militaires en patrouille en « enfer » trouvèrent quelques corps qui présentaient encore un souffle de vie au milieu de plusieurs autres qui avaient commencé leur mue. Je fus parmi les cinq rescapés acheminés à la base pour y être nourris et soignés. Grand fut mon étonnement de savoir que nous étions loin de faire cap sur la capitale catalane, ce fut plutôt Gao une ville du nord du Mali où nous nous dirigions avec notre lot de sacrifices et de morts.
Gef. Je sais que tu brûles d’impatience d’en savoir au sujet de la fin de Découra. T’inquiètes, c’est demain que je t’en entretiendrai. (A suivre)

small human skull half buried in the desert sand Credit photos/Istock
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