Lettre d’un migrant africain à un ami européen #2

Article : Lettre d’un migrant africain à un ami européen #2
Crédit:
5 août 2023

Lettre d’un migrant africain à un ami européen #2

Un jeune Sahélien partage avec son ami européen les mésaventures que lui et ses nombreux compagnons de voyage ont vécues en tentant de rejoindre l’Europe, qui demeure redevable d’une dette considérable envers le continent.

Maroc, mois de Juillet

Gef,

Crédit photo Pixabay

Au réveil de mon dernier séjour terre-plein, je dois l’avouer, j’ai comme l’impression d’un mélange de confusion et d’inquiétude au fond de l’âme. J’ignore vraiment s’il est juste de le dire ainsi puisqu’après tout ce n’est qu’une impression. Disons-le plus exactement, une sensation. Cependant si forte en moi et chez mes compagnons de voyage que nos rires, nos blagues et taquineries ont subitement cessé. J’ai même remarqué depuis hier que certains refusent systématiquement de s’alimenter. Non pas qu’ils veuillent perdre du poids pour mieux préparer leurs corps à l’exercice de la plongée en Méditerranée. Simplement parce que l’effort de manger et de boire est devenu soudain superflu ; insensé. « L’on ne vit pas pour ne pas mourir mais pour ne pas mourir misérable », disait mon défunt ami Découra.

LIRE AUSSI

Lettre d’un migrant africain à un ami européen #1

Les condamnés à mort

Gef, je n’ai aucune prétention en philosophie mais les lectures pour lesquelles je garde encore les souvenirs les plus vivaces ont principalement pour objet les condamnés à mort. Tu ne comprendras jamais à quel point j’ai été profondément marqué par « Les derniers jours d’un condamné » de Victor Hugo, « Le Pull-over rouge » de Gilles Perreault ou « L’Etranger » de Camus. J’ai toujours été bouleversé lorsqu’aux Etats Unis d’Amérique, un condamné veille au couloir de la mort en attendant l’aube de son exécution. Je me voyais cheminer avec lui chaque minute, chaque seconde en essayant d’imaginer ce à quoi il pouvait vraiment penser à cet instant précis. A sa famille, ses parents ; à son enfance ? A Dieu, à la vie après la mort ? A quoi plus exactement ? Je doute fort que les chercheurs en sciences humaines, les sociologues, psychologues, psychanalistes et autres mettent à profit ces tout derniers instants pour mieux en savoir sur l’homme partagé entre deux nécessités : celle de la vie et celle de la mort.    

Ici à Tanger en tout cas, il n’est pas juste de dire que nous sommes unanimes à aborder la fin de la même manière. D’entre les membres du groupe, il y’en a qui s’emmurent derrière le silence et s’isolent tandis que d’autres naturellement calmes se mettent soudainement à s’exciter et à s’agiter anormalement. Pas plus tard que la nuit dernière, un ressortissant du Golfe de Guinée s’est subitement écrié attirant tout le groupe autour de lui. Alors qu’on l’assistait et le calmait, il n’arrêtait pas de se débattre et de répéter à qui voulait l’entendre que l’image de sa mère et de sa soeur le poursuivait partout. Qu’il ferme les yeux, qu’il dorme ou reste éveillé, les pauvres le pourchassaient torse nu ; pleurant et versant des torrents de larmes. Au point du jour, Pinto n’en pouvait plus ; il est mort.

Dernier jour dans notre bunker

Diba le philosophe du groupe avec qui je bavarde souvent a sa propre compréhension du problème de Pinto. Selon lui, la réalité de l’image de la mère et de la soeur n’est que symbolique. L’une et l’autre ne sont manifestement que la représentation subconsciente de la vulnérabilité des siens, de leur précarité et des attentes fortes attachées à la réussite du jeune garçon. C’est faute de pouvoir concilier cette réalité avec l’incertitutude du lendemain qu’est né le traumatisme mortel de notre ami Pinto. Pour bien d’autres compagnons de route cependant, la perspective de la fin ne fait que donner davantage du sens au présent. Un peu comme si tout était question de continuité ; que la mort prolongeait simplement la vie. Non pas, il faut le préciser, d’un point de vue religieux qui évoque l’Au-delà, la réincarnation ou toute autre croyance métaphysique du genre ; je veux simplement parler de l’attention que nous donnons à chaque instant qui passe. Alors que nous abordons le dernier tiers du jour dans notre bunker, c’est à voir par quel soin l’on s’affaire à raccommoder un linge ou à replacer le bouton d’une chemise ; à se faire coiffer ou à se tailler les ongles sachant que bon nombre d’entre nous ne verront pas le soleil se lever demain.

Skala Sikamineas, Lesbos, Greece – Crédit : istock

Voyage périlleux par la mer

Gef, si je me suis tant attardé à te parler de notre rapport à la mort, c’est pour te faire part d’une réalité de l’émigration toute aussi dramatique que la traversée du désert : le voyage par la mer. Le dernier récit en date est anecdotique à bien des égards. Le passeur empoche les billets des clandestins puis les entasse telles des sardinelles dans les cales de son bateau. Le mot d’ordre qu’il leur délivre est le suivant: « Restez dans le noir, bien au fond du bateau et ne remontez en surface sous aucun prétexte. N’oubliez pas ; vous voyagez en clandestins. » Une journée et demie plus tard, l’armateur débarque nuitamment les voyageurs sur la côte. Non loin d’une ville qui brille de toutes ses lumières. Au point du jour, les émigrés qui se croyaient en Espagne déchantent. La ville qui s’éveille avec les appels des muezzins en boucle et la cacophonie des marchandes de poissons à l’assaut du débarcadère leur renseigne qu’ils n’ont jamais quitté le pays. C’est d’ailleurs à se demander si l’équipage du bateau en question s’est donné la peine de lever les amarres.

« Restez dans le noir, bien au fond du bateau et ne remontez en surface sous aucun prétexte. N’oubliez pas ; vous voyagez en clandestins. »

De mémoire d’homme cependant, le cas de la pirogue portée disparue au large de la Langue de Barbarie reste la plus mémorable. Ses occupants en manque d’eau et de fuel jouaient leur va-tout à invoquer les saints du pays et les dieux de l’Atlantique. En  errance sur l’océan, la barque même de type artisanal résistait tant bien que mal à la houle et aux tempêtes. Ce furent les voyageurs qui faiblissaient heure après heure tenaillés qu’ils étaient par la faim, la déshydratation et les variations de températures.

L’anonymat de la mort en haute mer

Les corps les plus fragiles furent les premiers à en faire les frais. Et l’on comptait les morts jetés pêle-mêle par-dessus bord. Une épreuve cruelle qui devenait vite routinière, banale. Et pour cause, des vivants au milieu de corps en décomposition dans le réduit d’une barque est un fait que rien ne justifie. Aussi, le jeune homme qui ne put sauver son défunt jumeau du rituel ne trouva mieux que de se jeter en mer avec sa dépouille. Ses compagnons d’infortune loin de s’en attrister l’envièrent même d’avoir abrégé à son compte le sursis qui était devenu leur calvaire à eux tous.

Pour la plupart, ce n’était pas l’idée de mourir qui était traumatisante ; c’était l’anonymat de cette mort en haute mer qui était le plus craint. Une fin de vie dans l’ignorance de tout ce beau monde des proches et amis. Un corps balancé dans les profondeurs océaniques sans nom, sans identité, sans sépulture, sans mémoire. D’où l’ultime réflexe de quelques migrants à se prendre en vidéo au moyen de leur cellulaire pour exprimer leurs dernières volontés. D’autres se firent aider par des tiers pour graver sur n’importe quoi quelque chose avant la fin :

– Ton nom ?

– Abdara… mais sur le papier c’est… c’est Abdourahmane.

– Abdourahmane comment ?

– …Ma femme était enceinte de huit mois quand… quand je partais…

– Ton nom complet, ton adresse… un numéro de téléphone ; enfin… la personne à avertir au cas où…

Abdara ne répondit pas. Sa tête glissa lentement sur son épaule.

– Merde, il est parti !

Le mutisme, signe de mort ou de clandestinité ?

Beuyou le capitataine d’équipage avait tenu à faire cette précision : si l’embarcation continuait à résister jusqu’à d’éventuels secours, les vidéos, les enregistrements et les messages écrits parviendront à leurs destinataires. L’épouse saura ; le père, la mère ou l’ami sera fixé sur le sort du voyageur. Le deuil même douloureux s’ensuivra ainsi que des funérailles appropriées à la mémoire des disparus. Dans l’éventualité où la barque coulait, rien ne témoignerait de cette fin ; plus rien. Chaque jour qui passerait, les familles seraient en attente du retour des leurs. Elles attendraient encore et encore et ne s’inquiéteraient pas de sitôt que tel ou tel autre n’ait daigné donner signe de vie. La clandestinité, ne rime t-elle pas avec mutisme, quelque fois avec oubli délibéré ?

L’embarcation tanguait ; elle voguait dans un silence sidéral. Aucun de ses occupants ne donnait plus signe de vie. Les corps confondus dans une inertie parfaite étaient figés assis, couchés ou suspendus à jamais en un geste de survie désespéré. Vus d’en haut, on dirait des momies qui n’avaient de mouvements que leurs ombres qui bougeaient au gré de l’orientation du soleil. En un dernier effort, Beuyou actionna le système d’alarme qu’il avait à portée. La seule fusée qui lui restait vola jusqu’au ciel et libéra dans une vive explosion un gigantesque feu d’artifice kaléidoscopique. La sirène stridente qui s’ensuivit sonnait dans l’ambarcation de Beuyou et de ses compagnons de voyage ; elle sonnait encore et encore comme un long et langoureux soupir qui faisait penser au dernier chant du cygne. 

Shutterstock

Adieu Découra, adieu Tanger

J’entends encore soupirer mon ami Découra dont les paroles résonnent toujours comme un viatique : « L’on ne vit pas pour ne pas mourir mais pour ne pas mourir misérable ». Peut-être est-ce la raison pour laquelle le pauvre choisit de finir autrement. Lorsque le venin d’un reptile du désert enfla sa jambe suite à une morsure subite, il se savait condamné. Au pied de la dune où il était laissé pour mort, Découra m’interpella et me confia son vœu d’une fin digne. Il ne savait pas comment mais on devait se démerder pour ne pas le laisser vivant sur les lieux. Le groupe se consulta et conclut qu’en tant que son ami, il m’échut de faire le nécessaire à propos. A pas hésitants, je revins vers Découra tremblant des mains. La lame du coutelas Laguiole qu’on venait de me remettre me grillait les yeux d’un reflet de lumière aveuglant. Derrière, l’on me haranguait m’exhortant de passer à l’acte et qu’on en finisse. Ce n’était pas la fin du monde, diantre ; un coup de couteau à bout touchant dans la région du cœur et le tour était joué. Cela m’était impossible mais pas aux autres qui s’en acquittèrent de sang froid en psalmodiant un petit récital aux morts. Dieu de la miséricorde !

« L’on ne vit pas pour ne pas mourir mais pour ne pas mourir misérable. »

Nous venons de faire nos adieux à la ville de Tanger. A l’heure actuelle, notre radeau mouille dans une baie calme et paisible à partir d’où nous partirons bientôt pour notre dernier assaut contre la muraille méditerranéenne. Dans les épopées et les récits d’aventure de manière générale, ce moment de répit est crucial. Il est toujours prémonitoire d’un retournement de situation irréversible ; un point de non retour d’où les protagonistes ne sortent jamais sans être changés. La différence c’est qu’ici on n’est pas changé ; on ne sort pas.

À nous l’Europe !

Les prévisions de la météo autour du Détroit de Gibraltar n’ont jamais été aussi mauvaises et donc aussi favorables pour nous. Les houles attendues, les fortes tempêtes et les turbulences annoncées feront maintenir l’alerte au niveau maximal toute la soirèe et une bonne partie de la matinée de demain. Dans tous les ports, les estuaires et aéroports environnants, les sirènes joignent leurs cris de détresse. Partout, les aiguilles des monitors de contrôle coincés à leur extême limite rouge, défendent les équipes de surveillance de s’aventurer dans les airs ou en mer. Les aéronefs de la guardia civile espagnole et du Frontex cloués au sol ; les équipes navales interdites d’appareiller ; à nous l’Europe !

L’espoir cependant est fatal en ceci qu’il fait vivre jusqu’au meilleur possible soit jusqu’au pire. L’instant fatidique où tout bascule dans le chaos qui donne sens paradoxalement aux sacrifices consentis et aux raisons d’avoir espéré jusqu’au bout ; la fin je veux dire. Or voilà l’ondée qui monte et monte confondant la mer et le ciel dans un bouillonnement digne de l’apocalypse. Un instant, les corps suspendus dans le vide marquent comme une pause universelle avec en guise de requiem la ronde des nuées qui bruissent et glissent, nous entraînant dans des tourbillons abyssaux.

Un bateau de pêche en Ecosse. Crédit : Getty Images

L’espoir fatal

Gef, si j’ai décidé de t’écrire, c’est pour te dire que tu passeras cette année tes vacances au pays sans moi. Je sais que tu y seras accueilli comme un roi. Tu te rappelles les randonnées à Palmarin, la danse du bouguereub sous les palétuviers et nos veillées à Pondokholé sur la Langue de Barbarie ; ce petit bout de terre qui fond comme du sucre dans la gueule de l’Atlantique. Tu te rappelles les nombreux sourires pour saluer chaque fois ton passage ; les étreintes de nos idylles drapés des couleurs nationales pour te souhaiter la bienvenue ; et ces nubiles qui chantent et dansent allègrement pour le petit lillois avec leurs tenues en raphia. Je t’ai vu déambuler dans les quartiers chauds de la capitale à goutter nos jus, nos gâteaux et nos plats en disant chaque fois que ça n’a rien à voir avec là-bas chez toi. En vain, j’ai frappé à la porte de toutes les chancelleries pour trouver le sésame et aller voir de l’autre côté chez toi, là-bas. Non pas pour la survie mais pourquoi pas pour la vie tout court. Oui, la vie, ce don que nous avons en partage et qui fait de nous autres les terriens cette grande famille fruit des migrations de tous âges et des brassages qui fondent notre génie, notre passé et immanquablement, notre devenir.

Barcelone, citadelle d’amour, acceptez donc le deuil de nos âmes nombreuses.

Mamadou.

Crédit : freepik

Partagez

Commentaires